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Partie 2 - Introduction - Doctorat et construction d'une posture de recherche

Cette introduction de la partie 2 commence par un retour réflexif sur la construction de ma posture de recherche et me permet d’introduire la démarche par théorisation ancrée et les implications qui en découlent d’un point de vue méthodologique et théorique.

Published onOct 12, 2019
Partie 2 - Introduction - Doctorat et construction d'une posture de recherche
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INTRODUCTION DE LA DEUXIÈME PARTIE - DOCTORAT ET CONSTRUCTION D’UNE POSTURE DE RECHERCHE

En guise d’introduction de cette partie, je vais revenir sur la construction de ma posture de recherche afin de détailler quelques notions nécessaires à la compréhension de l’articulation entre les dimensions théoriques et méthodologiques de ce doctorat. Le fil directeur de cette introduction repose sur les trois facteurs constitutifs de l’élaboration d’une posture de recherche définis par Caroline Dayer[1], soit « se familiariser pour s’habiliter », « faire ses armes pour s’affirmer » et « s’autoriser pour s’actorialiser ». J’aborde ces trois éléments successivement.

« Se familiariser pour s’habiliter » me permet tout d’abord de présenter le paradigme de recherche dans lequel je me situe, soit un paradigme constructiviste associé à une démarche interprétativiste. « Faire ses armes pour s’affirmer » me donne l’occasion d’introduire l’approche par théorisation ancrée issue des méthodes d’enquête développées au sein de l’École de Chicago[2]. « S’autoriser pour s’actorialiser » est ensuite un moyen de revenir sur quelques spécificités de mon terrain d’enquête qui s’est mêlé aux milieux professionnels (académique et universitaire) et associatifs (militants de l’open) dans lesquels je me situais/situe. Ceci a nécessité d’adopter quelques prises de position quant à la rédaction même de ce document dans une « éthique du souci des conséquences »[3]. Un dernier point de cette introduction traite des spécificités (et des difficultés) de mener une enquête avec et sur le ‘numérique’ et de la nécessaire attention à des considérations au premier abord techniques.

Diversité de paradigmes et positionnement : paradigme constructiviste et approche compréhensive

La recherche doctorale est une expérimentation et un apprentissage sur de multiples dimensions. C’est une immersion de trois années minimum dans le milieu de la recherche professionnelle que l’on apprend à connaître et dont on perçoit au fur et à mesure toutes les nuances et diversités d’approches. Comme le souligne Dayer[4], il s’agit d’élaborer une posture de recherche dont on prend conscience et que l’on découvre en même temps qu’on la construit. Pour l’auteure, une posture dépasse une simple prise de position dans le champ académique ou bien par rapport à des concepts théoriques. La posture « renvoie à un engagement transversal » reliée à une posture de vie et une « dimension identitaire et existentielle »[5]. Dans son article intitulé « Élaborer sa posture à travers la thèse », la chercheure présente trois éléments majeurs pour construire une posture, il s’agit à la fois de « faire ses armes pour s’affirmer », « se familiariser pour s’habiliter », et « s’autoriser pour s’actorialiser ». Je détaille ces trois points pour définir la posture de recherche construite lors de mon parcours doctoral et les éléments qui l’ont influencé.

Si l’entrée en doctorat a signé une « dés-immersion » du monde de l’open science telle que je le concevais initialement (cf. introduction générale) et que je défendais au sein de l’association HackYourPhD, elle a aussi consisté en une double immersion entremêlée. La première a eu lieu dans mon terrain de recherche à proprement parler, c’est-à-dire le « monde de la recherche » française, essentiellement mobilisé sur les questions d’open en sciences aujourd’hui. La seconde a consisté aussi à découvrir la recherche en sciences humaines et sociales en tant que doctorante en France (Université de technologie de Compiègne) et au Québec (Université Laval), tout en étant ingénieure de recherche (Centre Virchow-Villermé) et rattachée à une école doctorale interdisciplinaire (Centre de recherches interdisciplinaires). Terrain de recherche, espace doctoral et professionnel se sont ainsi recoupés. Si je connaissais déjà le « milieu scientifique » avec mon parcours en neurosciences (master en neurosciences cognitives et comportementales et le diplôme de l’École Normale Supérieure) et continuais à côtoyer de jeunes chercheurs, doctorants et ingénieurs engagés dans l’open science par le biais de l’association HackYourPhD, la thèse m’a immergée dans le champ des sciences humaines et sociales. Naviguant entre la France et le Québec, mais aussi les sciences de l’information et de la communication (SIC) et la sociologie (notamment les STS), j’ai pu percevoir la diversité même des approches et des façons de penser les sciences en fonction de différents critères : les champs disciplinaires et géographiques, mais aussi les évolutions que le ‘numérique’ apporte à ces champs avec l’émergence de nouvelles communautés de recherche autour d’objets et de méthodes numériques (Humanités numériques, Digital methods)[6]. Un premier travail a consisté à observer, à relever certaines différences afin de « se familiariser pour s’habiliter ». La familiarisation avec ces milieux s’est opérée par un certain nombre de lectures théoriques et méthodologiques, qui m’ont amené à me positionner à la croisée entre les études des sciences de l’information et de la communication (SIC) et la sociologie. Les concepts théoriques que je détaille dans le chapitre suivant se basent sur des écrits provenant majoritairement de ces deux champs disciplinaires. De plus, la formation doctorale au Québec m’a amenée à choisir un ancrage paradigmatique, car au Québec, le projet doctoral réalisé lors de la première année et validé par un jury demande de décrire le paradigme de recherche dans lequel on se situe. Les quelques enseignements que j’ai suivi à l’Université Laval m’ont aidée à constituer une grille de lecture sur l’existence au sein même de la recherche d’un ensemble de paradigmes de recherche.

L’étude des textes de Egon Guba et Yvonna Lincoln[7] a été particulièrement éclairante pour me positionner. Les deux auteurs y distinguent différents paradigmes de recherche au sein des sciences humaines et sociales dans un contexte de ce qu’ils nomment la « guerre des paradigmes ». Cette notion souligne dans les années 1990 les débats au sein des SHS opposant des approches quantitatives souvent hégémoniques et la prise en considération de recherches qualitatives[8]. Les auteurs tentent alors de dépasser la dichotomie « quali/quanti » et d’analyser plus finement ce que ces notions recoupent. Plus qu’une distinction méthodologique, leurs propos soutiennent que les désaccords se fondent sur des façons différentes de penser la recherche. Cela signifie par exemple que des chercheurs peuvent employer des méthodes qualitatives, mais être cependant en désaccord entre eux sur les critères même de construction des connaissances (épistémologie), de leur validation scientifique (critères de scientificité) ou bien encore de leurs finalités. Guba et Lincoln emploient le terme de paradigme de recherche qu’ils définissent comme un système de croyances reposant sur des considérations principales ontologiques (nature de la réalité), épistémologiques (rapport du chercheur avec la connaissance) et méthodologiques (moyen d’acquérir la connaissance). Dès 1994, les auteurs décrivent quatre paradigmes de recherche (positivisme, post-positivisme, théorie critique et constructivisme) complétés par la suite par un cinquième paradigme associé à la recherche participative. Leur modèle, outre les distinctions épistémologiques, méthodologiques et ontologiques, prend également en considération un ensemble d’autres facteurs tels que les questions axiologiques et éthiques du chercheur, c’est-à-dire l’influence relative des valeurs dans le processus de la recherche, mais aussi le rapport à l’expertise ou à l’engagement. À ces paradigmes sont associés également des critères de scientificité. Si l’on compare par exemple le paradigme post-positiviste et constructiviste, on constate que la nature des savoirs repose, pour le post-positivisme, sur la construction d’hypothèses qu’il s’agit de réfuter ou d’imputer, alors que le constructivisme met en avant la reconstruction individuelle et collective des savoirs. Dans un paradigme post-positiviste, les critères de scientificité se fondent sur la validité externe, c’est-à-dire la généralisation des résultats obtenus sur l’ensemble d’une population, ou encore sur la notion d’objectivité. Le paradigme constructiviste quant à lui met en avant la notion de plausibilité d’un phénomène et de transférabilité dans un autre contexte.

Dans la démarche constructiviste, l’objectif n’est pas de développer une « théorie » visant à expliquer des phénomènes sociaux ; le but est de venir éclairer un phénomène donné et d’en apporter une analyse qui par la suite pourra être employée sur d’autres terrains puis complétée et modifiée. Et c’est bien ce positionnement que j’ai choisi d’employer pour ma recherche. Au sein même du paradigme constructiviste, plusieurs perspectives ont été développées[9] sous le nom de démarche compréhensive[10] ou bien interprétativiste[11]. J’emploie par la suite l’expression « approche compréhensive » pour décrire ma démarche.

Dans le constructivisme, plusieurs éléments font particulièrement écho à mon positionnement, car ils mettent en avant le fait de comprendre le sens que les acteurs donnent à leurs propres actions. C’est ce que je souhaite faire en apportant une interprétation aux discours et actions des individus et institutions sans pour autant les juger ou les critiquer. Ces approches soulignent également l’importance de tenir compte, en tant que chercheur et chercheuse, de nos convictions et de nos orientations conceptuelles propres[12]. Elles invitent aussi à considérer l’environnement de recherche comme un ensemble de normes, d’institutions, de contraintes qui influencent la production des savoirs. Tout savoir est donc envisagé comme situé et construit dans un environnement sociohistorique donné[13]. Prendre conscience de cette diversité au sein de la recherche et des multiples approches qui la constituent offre ainsi un moyen de « se familiariser pour s’habiliter ». Mais connaître ne suffit pas à construire sa posture. Pour cela, « faire ses armes pour s’affirmer » est essentiel. Comme le souligne Dayer, il est question de faire ses armes « au sein de l’univers scientifique afin de fonder sa posture de recherche »[14], c’est-à-dire trouver des « alliés », une communauté de recherche dans laquelle s’insérer, mais également faire des choix quant aux outils et méthodologies employés. Dans l’élaboration de ma posture, « faire ses armes pour s’affirmer » consiste d’une part à employer une méthodologie qui s’intègre dans le mouvement des études en théorisation ancrée (une des traductions proposées de la Grounded Theory), tout en les articulant à des méthodes numériques.

« Mais quelles sont tes hypothèses ? » : le choix de la théorisation ancrée

« Faire ses armes » a nécessité tout d’abord d’apporter des éléments de réponses à des questions qui m’ont été fréquemment posées : « Quelles sont tes hypothèses ? », « Quel est ton cadre théorique ? », « Comment prouver ton analyse qualitative ? », « Est-ce que ton échantillon est représentatif ? » ou encore « Quelle distanciation par rapport à ton terrain ? ». Des questions liées le plus souvent à une vision post-positiviste basée sur une méthodologie de recherche qui amène à définir a priori des hypothèses et des concepts pour pouvoir les vérifier à l’aide de données sur un échantillon représentatif d’une population plus large[15]. En sciences sociales, la posture post-positiviste consiste aussi à se distancier de son objet et terrain de recherche en considérant le processus d’« objectivisation participante » comme une neutralisation de biais[16], à la différence des démarches constructivistes citées précédemment (compréhensives, interprétativistes) qui tiennent compte de la nature située des savoirs (standpoint theory)[17].

Pour répondre aux questions portant sur ma démarche, j’ai, tout au long du doctorat, développé une « approche réflexive » pour comprendre mon positionnement, mais également son évolution. Je me suis appuyée sur des travaux de recherche notamment francophones, dont les origines se situent dans la sociologie de l’École de Chicago et de la Grounded Theory (traduit en français par théorisation ancrée ou enracinée). Même si l’expression Grounded Theory contient le mot théorie, l’approche désigne un ensemble conceptuel et méthodologique de recherche plutôt qu’une théorie en tant que telle. La Grounded Theory, développée initialement au sein de l’École de Chicago en sociologie[18], a donné naissance à de nombreuses variantes : l’approche constructiviste de la Grounded Theory[19], l’analyse par théorisation ancrée[20], la théorisation enracinée ou ancrée[21]. On y retrouve cependant comme caractéristique commune une démarche volontairement empirique, influencée par le contexte même des premiers terrains de recherche à Chicago (sociologie urbaine) et des modalités de recherche de ces premiers initiateurs (Robert Park, Everett Hughes, etc.)[22]. L’immersion empirique et les sujets de recherche choisis se mêlent souvent aux intérêts et passions personnels des chercheurs. On peut citer par exemple l’étude sur la déviance (outsiders) d’Howard Becker issue d’une enquête auprès de ses « collègues » et amis musiciens de jazz[23]. Plus récemment, le livre de Loïc Wacquant Corps et âme : carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur[24] reflète son immersion dans un club de boxe de Chicago.

Une autre spécificité propre aux courants de pensées issus de l’École de Chicago concerne la façon de penser l’articulation entre théorie et méthodologie. Le terme de « theory/methods package »[25] est ainsi employé par Adele Clarke et Susan Star pour définir cette imbrication forte et souligner que « Method, then, is not the servant of theory: method actually grounds theory »[26]. La traduction française de theory par « théorisation » met l’accent sur le processus même de conceptualiser et de théoriser un phénomène et non pas d’appliquer un cadre théorique préétabli. Dans une de ses présentations « What is wrong with social theory ? », Herbert Blumer[27]précise de la même manière la façon dont les sociologues de l’École de Chicago et leurs successeurs considèrent la théorie en articulation avec les faits empiriques et les questions de recherche. L’importance n’est pas d’employer une théorie à tout prix pour faire rentrer des données dans un cadre théorique préétabli et des hypothèses associées. Tout au contraire, l’objectif est de développer une compréhension théorique au plus près des faits empiriques et des « réalités » vécues par les individus. L’emploi même du terme de « concepts sensibilisateurs théoriques » (sensitizing concepts) est préféré à celui de modèle théorique. Comme le souligne Blumer, l’idée de concept insiste sur le fait qu’il n’a rien de définitif et qu’il vise à venir éclairer des questionnements, mais surtout à être éprouvé, modifié ou complété selon les phénomènes observés.

L’articulation « théorie/méthode » amène également à une conception circulaire et itérative des phases de la recherche[28]. Les étapes de lecture théorique, de collecte, d’analyse et de rédaction ne sont pas des étapes distinctes et linéaires. Ici, les phases se construisent dans un processus itératif, amenant petit à petit à préciser les questions posées, à proposer des hypothèses de moyenne portée et à orienter la collecte de nouveaux matériaux empiriques afin de mieux saisir le phénomène[29].

Dans ce travail doctoral, cela s’est traduit par l’émergence d’une première question de recherche issue du terrain qui s’est clarifiée tout au long de la recherche, notamment par le choix de certains éléments théoriques. Cette approche itérative m’a amenée à faire différentes lectures théoriques successives pour éclairer des questionnements précis à un moment de l’enquête. Plusieurs modèles théoriques ont ainsi été testés. Plus la thèse avançait, plus le champ des possibles venait se resserrer, ce qui m’a conduit à choisir quelques éléments théoriques forts, car ils semblaient apporter un ajustement adapté aussi cohérent que possible pour éclairer l’objet de recherche et le questionner. C’est ainsi que je suis arrivée à une « stabilisation » entre des écrits issus de la sociologie pragmatique de la critique et une approche communicationnelle en SIC redonnant toute sa texture à la compréhension de débats/controverses, en portant une attention particulière à la matérialité des dispositifs et à leurs rôles prépondérants dans les mobilisations numériques. Je présente dans le chapitre suivant (chapitre trois) ces concepts sensibilisateurs et un « désencadrage » théorique comme le propose Raquel Fernandez-Iglesias dans sa thèse[30].

D’un point de vue méthodologique, la démarche par théorisation ancrée implique également de se saisir de différentes méthodes de recueil d’éléments empiriques (préférés au terme de données)[31] et venir au fur et à mesure préciser l’analyse du phénomène. Le corpus constitué pour la recherche peut ainsi se nourrir d’une diversité de sources (notes de terrain, transcription d’entrevues formelles ou informelles, documents variés, etc.) qui viennent s’ajouter dans la démarche circulaire de recherche. Il n’est donc pas question dans cette approche d’obtenir un échantillon représentatif, et on emploie plutôt la notion d’échantillonnage théorique. Le choix des personnes interviewées par exemple est conditionné « par l’analyse en évolution plutôt que prédéterminé sur la base de « critères objectifs »[32]. L’approche par théorisation ancrée propose également des méthodes d’analyse des matériaux recueillis. Ces méthodes reposent sur une étude progressive des informations collectées avec différentes étapes de « codage » qui visent à affiner au fur et à mesure les catégories et l’interprétation des informations recueillies. Un journal de bord permet de garder traces des différentes étapes de codage et de l’affinement successif des catégories. À la différence de l’analyse de discours par exemple, les catégories ne sont pas formées a priori. Pour ma part, je me suis appuyée sur l’article de Pierre Paillé « L’analyse par théorisation ancrée »[33] et l’ouvrage de Christophe Lejeune Manuel d’analyse qualitative. Analyser sans compter ni classer[34]. Je reviens plus en détail sur la constitution du corpus et également la méthode d’analyse employée dans le quatrième chapitre. Lors du doctorat, plusieurs lectures ont été particulièrement salvatrices pour m’aider à « faire mes armes » et avancer les éléments théoriques et méthodologiques présentés par la suite. La lecture des livres et des conseils de Becker, par exemple, à la prose simple et vivante dans la description même de son terrain (dont il faisait lui-même partie) ont nourri mon travail et aidé à fonder ma posture[35]. Cette posture consiste en une théorisation progressive d’un phénomène observé, où faire partie du « terrain » n’est pas un biais à neutraliser si un « attirail réflexif » y est associé. Malgré cette assise, un dernier point concernait la rédaction de ce document et il a fallu alors, pour reprendre les propos de Dayer, « s’autoriser pour s’actorialiser ».

Posture, engagement et réflexivité : éthique du souci des conséquences et responsabilité technique

Comme énoncé précédemment, l’« entrée en thèse » s’est accompagnée de l’intrication entre ce qui allait constituer à la fois un terrain de recherche et les milieux professionnels et associatifs que je côtoyais déjà ou que j’allais intégrer (laboratoires, école doctorale, conférence, etc.). L’intrication a été complexe et il a fallu l’accompagner et la comprendre. L’article de Catherine Delavergne intitulé « La posture du praticien-chercheur : un analyseur de l’évolution de la recherche qualitative »[36] a été particulièrement éclairant à ce sujet. L’auteure met en lumière les spécificités d’une recherche menée par celles et ceux qui enquêtent sur des terrains associés à leurs pratiques professionnelles ou domaines d’activités. Cette situation spécifique mène à une influence mutuelle entre les différentes sphères d’activités enchevêtrées et nécessite selon l’auteure de reconstruire une identité dans les différents milieux concernés. Delavergne emploie le terme d’« énaction », terme issu des sciences cognitives qui signifient une refonte et une interaction constante entre individu et environnement (je reviendrai plus longuement sur la définition de ce concept dans le dixième chapitre). L’expérience du doctorat a en effet été un travail de déconstruction et reconstruction successive. Une première déconstruction a consisté à se « dés-immerger » du milieu open science dans lequel je me situais. Cette étape a été essentielle pour prendre du recul sur le regard initial que je portais sur l’open et le considérer comme une conception parmi d’autres. Un détachement a été nécessaire à la construction même de mon objet de recherche. Mais la « dés-immersion » s’est accompagnée d’autres immersions concomitantes. Une immersion dans le champ des recherches en sciences sociales en tant que doctorante, mais également dans mon terrain de recherche en tant que tel, impliquant des personnes notamment des chercheur.e.s et collègues prenant part au débat sur l’open en sciences.

Faire partie du milieu que l’on observe a amené à faire des choix pour s’autoriser à écrire. À la manière de l’anthropologue solidaire décrit par Florence Piron dans son article « Écriture et responsabilités : trois figures de l’anthropologue »[37], il a fallu développer une attitude réflexive quant aux conséquences de toute production de savoirs scientifiques, et cela, non pas dans une attitude coupable, mais en assumant les effets mêmes de ces écrits dans la recomposition du monde social. Cette « éthique du souci des conséquences »[38] s’est opérée par la construction d’une approche compréhensive présentée en début de chapitre et par plusieurs choix théoriques et méthodologiques. Elle s’est accompagnée aussi d’une autre dimension au cœur de la problématique et des résultats de mon doctorat, soit une réflexion quant à la composante technique accompagnant toute pratique scientifique et qui se retrouve amplifiée aujourd’hui avec les technologies numériques.

J’ai en effet souhaité porter un regard critique sur l’influence des méthodes numériques sur les résultats de ma recherche. Construire une attitude responsable a nécessité de considérer non plus seulement le travail d’écriture, mais également la circulation facilitée et le partage de ces écrits sur un ensemble de dispositifs numériques aujourd’hui. Cela a consisté par exemple à présenter les sources de mon corpus en note de fin d’ouvrage et non pas dans le corps du texte, même lorsque les informations recueillies étaient disponibles publiquement. Ce choix, déjà expliqué en introduction générale, est une illustration en elle-même de l’influence du design d’un document qui oriente la lecture en facilitant ou rendant plus difficile l’accès direct à des informations. Les chapitres d’analyse (cinq à huit) sont l’occasion de présenter d’autres éléments qui, au premier abord, semblent techniques, mais qui ont toute leur importance dans nos capacités d’action et de mobilisation dans un environnement numérique. Mais avant cela, il est désormais temps de présenter l’itinéraire d’enquête de ma recherche et les choix théoriques et méthodologiques qui l’ont jalonné. Le troisième chapitre est dédié en premier lieu à la présentation de quelques concepts théoriques-clefs, qui ont guidé mon étude et l’analyse qui en a été faite.



[1] Caroline Dayer, « Élaborer sa posture à travers la thèse » dans Devenir chercheur : Écrire une thèse en sciences sociales, Paris, Éditions de l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2015, p. 87

[2] Alain Coulon, L’École de Chicago, PUF., Paris, PUF, 2012 ; François Guillemette et Jason Luckerhoff (eds.), Méthodologie de La Théorisation Enracinée, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2012, 282 p. ; Anselm L. Strauss et Juliet M. Corbin (eds.), Grounded Theory in Practice, Thousand Oaks, Sage Publications, 1997, 280 p.

[3] Florence Piron, « Écriture et responsabilité. Trois figures de l’anthropologue », Anthropologie et Sociétés, 1996, vol. 20, nᵒˢ 1, p. 125

[4] C. Dayer, « Élaborer sa posture à travers la thèse », art. cit.

[5] Ibid.,

[6] Antonio Casilli, « Comment les usages numériques transforment-ils les sciences sociales ? » dans Mounier Pierre (ed.), Read/Write Book 2 : Une introduction aux humanités numériques, Marseille, OpenEdition Press, 2012, p. 239‑247 ; Jean-Claude Domenget, Julia Bonaccorsi et Valérie Carayol, « Introduction au dossier « Humanités numériques et SIC », Revue française des sciences de l’information et de la communication, 2016, nᵒˢ 8 ; Florian Jaton et Dominique Vinck, « Processus frictionnels de mises en bases de données », Revue d’anthropologie des connaissances, 2016, vol. 10, nᵒˢ 4, p. 489‑504 ; Jean-Christophe Plantin et Laurence Monnoyer-Smith, « Ouvrir la boîte à outils de la recherche numérique », tic&société, 2013, vol. 7, nᵒˢ 2 ; Richard Rogers, Digital methods, Cambridge, Massachusetts, The MIT Press, 2013 ;

[7] Egon G. Guba et Yvonna S Lincoln, « Competing Paradigms in Qualitative Research » dans Norman K. Denzin et Yvonna S. Lincoln (eds.), Handbook of Qualitative Research, Thousand Oaks, Calif, Sage Publications, 1994, p. 105‑117 ; Egon G. Guba et Yvonna S. Lincoln, « Paradigmatic Controversies, Contradictions, and Emerging Confluences » dans Norman K. Denzin et Yvonna S. Lincoln (eds.), The SAGE Handbook of Qualitative Research, 3rd ed., Thousand Oaks, Calif, Sage Publications, 2005, p. 191‑215

[8] E.G. Guba et Y.S. Lincoln, « Chapter 6 », art. cit

[9] Marie-josé Avenier, « Les paradigmes épistémologiques constructivistes : post-modernisme ou pragmatisme ? », Management & Avenir, 2011, nᵒˢ 43, p. 372‑391

[10] Maryvonne Charmillot et Caroline Dayer, « La démarche compréhensive comme moyen de construire une identité de la recherche dans les institutions de formation », Pratiques de recherche dans les institutions de formation des enseignant.e.s, 2012, nᵒˢ 15, p. 163‑179 ; Marie-Noëlle Schurmans, « L’approche Compréhensive et Qualitative Dans La Recherche En Formation », Éducation permanente, 2009, nᵒˢ 177, p. 91‑103

[11] Matthew B. Miles et A. Michael Huberman, Analyse des données qualitatives, Louvain-La-Neuve, De Boeck Supérieur, 2003, 626 p.

[12] Ibid.,

[13] M. Charmillot et C. Dayer, « La démarche compréhensive comme moyen de construire une identité de la recherche dans les institutions de formation », art. cit ; Raquel Fernandez-Iglesias, Penser l’intégration scolaire à partir de l’expérience des enseignant-e-s : la construction de sens en tant que cheminement transactionnel, Université de Genève, Genève, 2016 ; François Guillemette et Jason Luckerhoff (eds.), Méthodologie de La Théorisation Enracinée, op. cit

[14] C. Dayer, « Élaborer sa posture à travers la thèse », art. cit

[15] E.G. Guba et Y.S. Lincoln, « Paradigmatic Controversies, Contradictions, and Emerging Confluences », art. cit

[16] Jacques Hamel, « Qu’est-ce que l’objectivation participante ? Pierre Bourdieu et les problèmes méthodologiques de l’objectivation en sociologie », Socio-logos. Revue de l’association française de sociologie, 2008, nᵒˢ 3 ; Jacques Hamel, « Brèves Remarques Sur Deux Manières de Concevoir l’objectivation et l’objectivité. L’objectivation Participante (Bourdieu) et La Standpoint Theory (Haraway) », 2015, vol. 34, p. 157‑172

[17] Donna Haraway, « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, 1988, vol. 14, nᵒˢ 3, p. 575

[18] A. Coulon, L’École de Chicago, op. cit

[19] Kathy Charmaz, Constructing Grounded Theory, Thousand Oaks, Calif, SAGE Publications, 2014, 417 p.

[20] Pierre Paillé, « L’analyse par théorisation ancrée », Cahiers de recherche sociologique, 1994, nᵒˢ 23, p. 147

[21] François Guillemette et Jason Luckerhoff, « L’induction En Méthodologie de La Théorisation Enracinée (MTE) », Recherches qualitatives, 2009, vol. 28, nᵒˢ 2, p. 3‑20 ; Marie Claude Jacques et al., « La Théorisation Ancrée : Une Théorisation Ancrée Pour l’étude de La Transition Des Perceptions de l’état de Santé » dans Méthodes Qualitatives, Quantitatives et Mixtes, Québec, Presse de l’université du Québec, 2014, p. 97‑122 ; Christophe Lejeune, Manuel d’analyse qualitative. Analyser sans compter ni classer, Louvain-La-Neuve, De Boeck Supérieur, 2014

[22] Jacques Hamel, « Everett C. Hughes et la rencontre de deux mondes », SociologieS, 2015 ; Jennifer Platt, « Hughes et l’école de Chicago : méthodes de recherches, réputations et réalités », Sociétés contemporaines, 1997, vol. 27, nᵒˢ 1, p. 13‑27

[23] Howard S. Becker, Outsiders, London, Simon and Schuster, 2008, 230 p.

[24] Loïc J. D. Wacquant, Corps et Âme : Carnets Ethnographiques d’un Apprenti Boxeur, Marseille, Agone, 2000, 268 p

[25] Adele E. Clarke et Susan Leigh Star, « The Social Worlds Framework: A Theory/Methods Package », The Handbook of Science & Technology Studies, 2008, vol. 3, p. 113‑137

[26] Traduction libre : « La méthode, ainsi n’est pas au service de la théorie : la méthode, en fait, ancre la théorie » (Jenks 1995, p. 12) cité dans Ibid.,

[27] Herbert Blumer, « What Is Wrong with Social Theory », American Sociological Review, 1954, vol. 18, p. 3‑10

[28] François Guillemette et Jason Luckerhoff (eds.), Méthodologie de La Théorisation Enracinée, op. cit. ; C. Lejeune, Manuel d’analyse qualitative. Analyser sans compter ni classer, op. cit

[29] En théorisation ancrée, la notion « d’hypothèses de moyenne portée » signifie des réflexions tout au long de la recherche par rapport à certaines observations qui orientent la collecte de matériaux supplémentaires et permettent alors d’infirmer ou de confirmer l’articulation entre des concepts. Voir : François Guillemette et Jason Luckerhoff (eds.), Méthodologie de La Théorisation Enracinée, op. cit. ; C. Lejeune, Manuel d’analyse qualitative. Analyser sans compter ni classer, op. cit

[30] R. Fernandez-Iglesias, Penser l’intégration scolaire à partir de l’expérience des enseignant-e-s : la construction de sens en tant que cheminement transactionnel, op. cit

[31] Au lieu de parler de données, Christophe Lejeune propose le terme « « d’éléments empiriques », il emploie également le terme d’informateurs plutôt que d’interviewés. Voir : C. Lejeune, Manuel d’analyse qualitative. Analyser sans compter ni classer, op. cit

[32] Reiner Keller, « Du Singulier Au Sens Large: Intégrer Analyse de Discours et Théorisation Ancrée », Recherches qualitatives, 2013, Hors Série, nᵒˢ 14, p. 1‑18

[33] P. Paillé, « L’analyse par théorisation ancrée », art. cit

[34] C. Lejeune, Manuel d’analyse qualitative. Analyser sans compter ni classer, op. cit

[35] Howard S. Becker, Les ficelles du métier, Paris, La Découverte, 2002, 352 p ; Howard S. Becker, Écrire les sciences sociales: [commencer et terminer son article, sa thèse ou son livre, Paris, Economica, 2013

[36] Catherine De Lavergne, « La Posture Du Praticien-Chercheur : Un Analyseur de l’évolution de La Recherche Qualitative », Recherches qualitatives, 2007, Hors-série, nᵒˢ 3, p. 28‑43

[37] F. Piron, « Écriture et responsabilité. Trois figures de l’anthropologue », art. cit

[38] Ibid.,

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